Abbé Sigogne et le patrimoine acadien de la Nouvelle-Écosse

par Boudreau, Gérald C.

Portrait de l'abbé Sigogne par Maurice LeBlanc, 1999

Né en France le 6 avril 1763, Jean Mandé Sigogne est ordonné prêtre séculier en 1787.  Cinq ans plus tard, il est contraint par la Révolution française à s'exiler en Angleterre, d'où il accepte en 1799 de se rendre en Acadie de la Nouvelle-Écosse. Il fonde au Cap-Sable et à la Baie Sainte-Marie deux paroisses composées d'Acadiens démunis et rétablis suite à la Déportation de 1755-1763. Pendant 45 années, il fait bâtir neuf églises, crée des écoles et obtient d'importantes concessions de terre pour les Acadiens. Il meurt le 9 novembre 1844, après avoir exercé une influence profonde et durable. Aujourd'hui encore, à travers ses écrits, certains éléments du patrimoine bâti et des monuments érigés en son honneur, il demeure très présent dans la mémoire des Acadiens de la Nouvelle-Écosse.


Article available in English : Father Sigogne and Nova Scotia’s Acadian Heritage

L'influence remarquable de l'abbé Sigogne

Lettre de Jean-Mandé Sigogne, 1801

Le passage du missionnaire Jean Sigogne n'aura laissé personne indifférent, tant les autorités britanniques durant son vivant que ses biographes à la suite de son décès. Ces derniers le qualifient de « saint », « sauveur de la race acadienne », et « restaurateur de l'Acadie ». Le style personnel de Sigogne a fortement marqué la religion du peuple acadien, strictement enchâssée dans l'enseignement officiel de l'Église et caractérisée par le respect des principes promulgués par le magistère. Sigogne s'est constamment efforcé d'imposer à ce peuple une pratique religieuse très disciplinée interdisant toute déviation aux règles de l'Église et aux ordonnances de l'évêque (NOTE 1). En dépit des obstacles rencontrés et des tracasseries auxquelles son peuple l'exposa (NOTE 2), il réussit finalement à susciter l'admiration et le respect non seulement des siens, mais aussi et surtout des autorités anglaises de la province. Il laisse une marque durable chez les Acadiens qu'il sert dévotement et fidèlement jusqu'à sa mort en 1844, comme pasteur providentiel, comme bâtisseur d'églises et d'écoles, comme éducateur et comme défenseur de leurs droits civils.

Sigogne a eu une influence remarquable sur les Acadiens, aïeux de ceux qui vivent encore dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, tant au point de vue religieux qu'aux points de vue social, culturel et économique. Il consacre les 45 dernières années de sa vie au service d'un peuple qui, comme lui, avait souffert d'exil. La mission qu'il s'était donnée de ramener au bercail ce peuple victime d'une grande désorganisation est consignée par le missionnaire lui-même dans ses écrits. Rédacteur prolifique, Sigogne témoigne abondamment de la manière dont il présente les vérités de la foi catholique à ses fidèles. Les Acadiens, soumis constamment à ce genre d'instructions et enclins à se confier au porte-parole officiel de l'Église, ne peuvent qu'avoir été fortement influencés par ce prédicateur fougueux.

On estime que Sigogne a laissé plus de 2 000 feuilles manuscrites. Elles sont conservées dans plusieurs dépôts d'archives au pays, dont les principaux se situent aux Archives Nationales du Canada, au Centre acadien de l'Université Sainte-Anne, au Centre d'études acadiennes de l'Université de Moncton, et à la paroisse Sainte-Anne-du-Ruisseau (Nouvelle-Écosse). Ces écrits constituent un témoignage considérable, non seulement à cause de leur rareté en ce début du XIXe siècle, mais encore en raison de la minutie et de la quantité de détails que renferment les observations du missionnaire sur la vie socioreligieuse des Acadiens confiés à ses soins. Son esprit curieux et son sens méticuleux d'observation livrent aux lecteurs d'aujourd'hui d'abondants exemples d'une prédication de l'époque. Pour ces raisons, ses nombreux manuscrits constituent pour l'historiographie acadienne un legs d'une valeur exceptionnelle. Il est cependant dommage que très peu d'écrits contemporains ne viennent compléter les observations du missionnaire.


Le bâtisseur

Sur le plan civil, Sigogne intervient à maintes reprises auprès des autorités anglaises de la Nouvelle-Écosse pour établir des écoles, pour obtenir de larges concessions de terre en faveur des Acadiens ainsi que pour la construction de diverses infrastructures telles que ponts, brise-lames, etc. Ses médiations permettent aux Acadiens de s'établir avec une plus grande assurance et de connaître une prospérité dont les répercussions se font encore sentir aujourd'hui. L'abbé Sigogne s'illustre tout particulièrement par ses efforts de constructeur d'églises et de presbytères (NOTE 3).

Église Sainte-Marie, de nos jours

C'est en 1808 que Sigogne réussit à bénir ses deux premières églises sur le sol acadien, celle de Sainte-Anne et celle de Sainte-Marie. Ses deux premiers presbytères sont complétés en 1810 à Sainte-Marie et en 1814 à Sainte-Anne. En 1815, l'église de Saint-Pierre à Pubnico-ouest au Cap-Sable est bénie par Sigogne. Tous ses ouvrages ultérieurs sont du côté de la Baie Sainte-Marie : l'église Saint-Mandé à Meteghan en 1817, une deuxième église à Sainte-Marie complétée en 1821 et plus tard un autre presbytère pour remplacer ces deux édifices disparus dans le violent incendie de 1820 (NOTE 4), l'église Saint-François-Xavier à Bear River en 1831 (NOTE 5), l'église Saint-Patrick à Digby en 1834, l'église Saint-Jean-Baptiste à Corberrie en 1837, et enfin l'église Sainte-Croix à Plympton en 1838.

De toutes ces constructions, seulement trois ont résisté au passage des années. Tout d'abord, l'ancien presbytère de Sainte-Marie, construit suivant le grand feu de 1820, qui a été relocalisé en 1873 dans le village de Pointe-de-l'Église, Nouvelle-Écosse, et qui est devenu une résidence privée. Ensuite, l'église Sainte-Jean-Baptiste de Corberrie dont le sort semble indéfiniment en suspens puisqu'aucun service religieux n'y prend place depuis 2007. Enfin, l'église Saint-François-Xavier, connue maintenant sous le patronyme de Sainte-Anne, qui est encore utilisée comme mission de la paroisse Saint-Patrick, à Digby, en Nouvelle-Écosse. Tous les autres édifices du temps de Sigogne ont depuis été remplacés. Il y a un service religieux régulier dans toutes les paroisses fondées par Sigogne ; cependant, aujourd'hui, seules les paroisses Saint-Pierre, Saint-Mandé, plus tard renommée Stella Maris, et Saint-Patrick bénéficient de la présence d'un curé résidant.

 

Le pasteur

Première église construite durant le mandat de l'abbé Sigogne à Sainte-Anne-du-Ruisseau.
L'inlassable activité de Sigogne, tant au niveau matériel que spirituel, a eu des effets marquants et concrets sur la piété populaire. Déjà en 1885, au sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, on comptait 17 églises là où il n'y en avait que 7 au moment du décès de Sigogne (NOTE 6). Le témoignage de Pierre-Marie Dagnaud, prêtre eudiste et curé-successeur de Sigogne quelque soixante ans plus tard, révèle une nette amélioration de la situation religieuse chez les Acadiens :

«... la vie religieuse se manifeste chez eux par la pratique des devoirs que la religion catholique leur impose. Nous comptons, sans peine, dans nos paroisses, ceux qui se dérobent à l'obligation pascale, et les solennités des principales fêtes chrétiennes réunissent autour de la sainte table un grand nombre de nos fidèles. Le culte de la sainte Vierge est pratiqué à un degré que j'ai rarement rencontré, même dans les centres catholiques les plus fervents. Le chapelet ne quitte jamais le vêtement de l'Acadien, quelle que soit la durée de l'éclipse que subit sa pratique religieuse à certaines périodes plus critiques de la vie; et, chose non moins curieuse, des gens que des prétextes plus ou moins avouables éloignent pour un temps des sacrements ne prennent, le soir, leur repos, qu'après avoir payé à la sainte Vierge leur tribut habituel de respect et d'amour. » (NOTE 7)

 

«Perpétuer la mémoire d'un apôtre de l'Acadie»

En 1889, l'abbé Alphonse Parker, curé de Saint-Bernard de 1888 à 1905 (paroisse voisine au nord de Sainte-Marie), de concert avec l'abbé Jean-Marie Gay, curé de Sainte-Marie de 1878 à 1890, lancent une souscription pour percevoir des fonds en vue de l'érection d'un monument : le Mémorial Sigogne (NOTE 8). A partir de ce moment, les journaux, L'Évangéline et Le Moniteur acadien en particulier, sont inondés d'articles se référant à l'œuvre de Sigogne, de sollicitations et de listes de donateurs en vue du Mémorial Sigogne. « Ce monument aura un double but : perpétuer la mémoire d'un apôtre de l'Acadie, et continuer l'œuvre si bien et si généreusement commencée par l'abbé Sigogne. [...] Ce n'est pas sous la forme de colonnes en même temps inutiles et vaniteuses de granit ou de marbre, que doit être commémoré le nom d'un grand bienfaiteur - d'un héros chrétien, mais, si possible, l'histoire de ses sacrifices et ses triomphes devraient être perpétuée de la manière qu'il aurait choisie lui-même, à savoir par une continuation active de ses propres travaux et de ses bonnes œuvres. » (NOTE 9) L'article de journal cité s'interroge ensuite sur la manière appropriée de perpétuer l'œuvre de cet homme de bien. « Cela est simple : élever sur un site central une maison d'éducation. Ce serait le collège ou l'Académie Sigogne. »(NOTE 10) Ce Mémorial Sigogne deviendra donc une institution de haut savoir fondée à l'automne 1890 par les pères Eudistes arrivés de la France expressément pour ce faire ; sous le vocable d'abord de Collège Sainte-Anne, et plus tard Université Sainte-Anne, elle recevra une charte universitaire dès 1892 (NOTE 11). Cette Université demeure aujourd'hui le monument le plus durable et le plus influent de toute l'œuvre de Sigogne.

Devançant d'un mois l'arrivée des pères Eudistes, le curé de la Paroisse Sainte-Marie, l'abbé Gay, fait construire un monument funéraire digne du défunt missionnaire. Celui-ci est érigé sur la tombe de Sigogne quelques jours avant la Convention acadienne du 13 au 15 août 1890 à Pointe-de-l'Église, site du Collège. Ce monument remplace ainsi la plaque de marbre installée initialement sur la tombe et maintenant conservée dans le musée de la paroisse Sainte-Marie. L'écriteau en latin qui se trouve sur le monument se traduit ainsi :

« Ô Dieu, très grand, très puissant. Ci-gît le corps du Rév. P. D. Jean Sigogne, prêtre français de la province de Touraine, qui à cause des troubles de son temps, exilé de sa patrie durant 47 [en réalité 45] ans à la Nouvelle-Écosse, fut missionnaire pieux et fidèle et propagea la religion catholique. Enfin, plein de mérite et beaucoup regretté, il s'endormit dans le Seigneur le 9 novembre 1844, âgé de 84 [en réalité 81] ans. Bon Jésus, qu'il repose en paix! Ainsi soit-il. »

Ce monument témoigne éloquemment de l'estime dont jouit ce respectueux missionnaire auprès des descendants de ses anciennes ouailles.

Photomontage du monument et de la plaque commémorative dédiés à Sigogne

Plus récemment, en 1999, les Acadiens du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse fêtaient le bicentenaire de l'arrivée de Sigogne en terre acadienne. Parmi les nombreuses cérémonies figurait le dévoilement, par les citoyens de la Baie Sainte-Marie, d'un monument durable sur le site même de la chapelle qui existait lors de l'arrivée de Sigogne dans la région. Durant les années 1930, les pères Eudistes avaient fait construire une chapelle souvenir sur ce même site, mais celle-ci était tombée en ruine avec le passage des années ; sa fondation demeurant cependant intacte, elle a servi à l'érection du monument dont l'écriteau se lit comme suit :

« Les citoyens de Clare érigent ce monument en souvenir :

- d'une chapelle érigée en 1786, la deuxième construite à la Baie Sainte-Marie par les Acadiens,

- d'un presbytère occupé de 1799 à 1810 par l'abbé Jean Mandé Sigogne (1763-1844), leur premier curé résidant,

- d'un cimetière qui reçut la dépouille de leurs défunts bien-aimés de 1786 à 1808,

sur le terrain concédé le 8 mai 1775 par le gouvernement de la Nouvelle-Écosse à l'Église catholique et au missionnaire des Acadiens.

Dévoilé lors du bicentenaire de l'arrivée de l'abbé Sigogne en 1799.

Sous le patronage de la Société historique acadienne de la Baie Sainte-Marie le dimanche 11 juillet 1999. »

En cette ère informatique, il est naturel que Sigogne soit aussi présent sur la toile mondiale : son site se retrouve à l'adresse http://personnel.usainteanne.ca/sigogne/.

 

Un homme inoubliable

L'étude de Sigogne démontre comment et combien ce vaillant pasteur, par ses efforts infatigables et constants auprès du peuple acadien, réussit à y faire régner la paix et à y rétablir une certaine harmonie. Il semble que « les brouillons », « les libertins » et les non pratiquants soient devenus des cas plutôt marginaux à la fin de la vie de Sigogne. Pasteur consciencieux et fidèle tout au long de sa vie, Sigogne se perpétue dans la mémoire collective des Acadiens qui l'ont accueilli en 1799, qui ont bénéficié de ses multiples services pendant près d'un demi siècle, et dont les effets se perpétuent chez leurs descendants encore aujourd'hui.

 

Gérald C. Boudreau

Administrateur universitaire retraité, Université Sainte-Anne

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Ailleurs sur le web

Notes

1. Gérald C. Boudreau, Le père Sigogne et les Acadiens du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, Saint-Laurent (Qc), Éditions Bellarmin, 1992, p. 159-190.

2. Ibid., p. 77-102.

3. Ibid., p. 109-145.

4. Ibid., p. 138-140.

5. Gérald C. Boudreau, « The Nujjinen of the Mi'kmaq People and the Construction of their Chapel at Bear River, Nova Scotia », Nova Scotia Historical Review, vol. 16, no 1, 1996, p. 7-20.

6. Placide Gaudet, « L'abbé Jean-Mandé Sigogne », Courrier des provinces maritimes, 3 décembre 1885, p. 1.

7. Pierre-Marie Dagnaud, Les Français du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse : le R. P. Jean-Mandé Sigogne, apôtre de la Baie Sainte-Marie et du cap de Sable, 1799-1844, Besançon, Librairie centrale, 1905, p. 245-246.

8. Alph. B. Parker, « Le Mémorial Sigogne », L'Évangéline, 17 juillet 1889. Voir aussi, du même auteur, « À la mémoire de l'abbé Jean-Mandé Sigogne », Le Moniteur acadien, 28 juillet 1889, p. 2.

9. Ibid.

10. Ibid.

11. Voir René LeBlanc et Micheline Laliberté, Sainte-Anne, collège et université, 1890-1990, Pointe-de-l'Église (N.-É.), Chaire d'étude en civilisation acadienne de la Nouvelle-Écosse, Université Sainte-Anne, 1990, en particulier, chap. 1, « Le Mémorial Sigogne (1880-1890) », p. 3-29.

 

Bibliographie

Actes du Colloque Sigogne, 6-8 mai 1987, numéro thématique de la Revue de l'Université Sainte-Anne, 1987, 119 p.

Boudreau, Gérald C., Père Sigogne, l'ami des Acadiens, Pointe-de-l'Église (N.-É.), Centre provincial de ressources pédagogiques, 1987, 20 p.

Boudreau, Gérald C., Le père Sigogne et les Acadiens du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, Saint-Laurent (Qc), Éditions Bellarmin, 1992, 230 p.

Boudreau, Gérald C., « Traces matérielles et culturelles de l'apostolat du missionnaire Sigogne », Le patrimoine religieux de la Nouvelle-Écosse : signes et paradoxes en Acadie. Actes du colloque national organisé les 19 et 20 juin 2006 à l'Université Sainte-Anne, numéro thématique de Port Acadie, nos 10-12, 2006-2007, p. 23-36.

Boudreau, Gérald C. (dir.), Les écrits du père Sigogne, Pointe-de-l'Église (N.-É.), Presses de l'Université Sainte-Anne, vol. 1, 1987, 136 p.

Boudreau, Gérald C. (dir.), Sigogne par les sources, Moncton, Éditions d'Acadie, 1997, 204 p.

Bourgeois, Ph. F., Panégyrique de l'abbé Jean-Mandé Sigogne, missionnaire français à la baie Ste-Marie, N.-Écosse, depuis 1799 jusqu'en 1844, Weymouth (N.-É.), Imprimerie L'Évangéline, 1892, 34 p.

Braud, Alexandre, « Les Acadiens de la baie Sainte-Marie », Revue du Saint-Cœur de Marie, du 15 janvier 1898 au 15 juin 1901, environ 100 p.

Centenaire de la mort du père Jean-Mandé Sigogne, missionnaire de la Baie Ste-Marie et premier curé de la paroisse Sainte-Marie (1844-1944), Yarmouth, Lawson Publishing, 1944, 64 p.

Dagnaud, Pierre-Marie, Les Français du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse : le R. P. Jean-Mandé Sigogne, apôtre de la Baie Sainte-Marie et du cap de Sable, 1799-1844, Besançon, Librairie centrale, 1905, 278 p.

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